Adieu ICQ, la messagerie d’un autre futur

ICQ va arrêter ses loyaux services en juin 2024. Je ne vais pas faire semblant, j’ignorais parfaitement qu’il fonctionnait toujours. Il était l’une des premières messageries en ligne des internets, et ce fut une révolution (méconnue) sur laquelle je vais revenir en guise de discours de funérailles.

TW : c’est vraiment un billet de vieux qui raconte ses souvenirs subjectifs.

Le mail avant le courriel

Alors, on se remet un peu dans le contexte de la fin des années 90. En France, internet est payant à la minute jusqu’en 1998 (offre d’AOL à 99 francs par mois, deux ans d’engagement, des milliers de CD d’installation distribuée jusque dans les paquets de céréales). Les appels téléphoniques sont payants (même locaux), chers à l’international, les tout naissants SMS aussi. C’est pas la fête à la communication.

Il existe déjà les adresses mail pour communiquer, mais l’utilisation est assez peu soutenue (on devait consulter en moyenne ses mails une fois par jour, voir deux jours). Il fallait passer par l’interface de votre fournisseur d’accès à internet (FAI). Celle-ci était souvent rudimentaire, l’utilisation incertaine et méconnue. Outlook venait juste de sortir, mais destiné au monde professionnel, peu accessible aux profanes et il faudra attendre 2003 pour voir apparaitre Thunberbird, Rien n’était évident alors, les utilisateurs, même très enthousiastes, apprenaient doucement la nouvelle grammaire de ces outils, dans un espace rudimentaire, austère et peut être parfois même assez anxiogène.

La fleur sur le bureau

Alors pourquoi ICQ était marquant ? Déjà, et c’est peut être bête, il se démarquait un peu dans la faune sauvage des icônes grises de Windows. Une fleur, aux couleurs fluo, jaune et/ou verte, attirait soudain l’attention. Je vous vois ricaner, mais je vous rappelle qu’on est en 96-97. La revanche des geeks n’a pas eu encore lieu, l’informatique reste encore utilitaire et peu engageante. Elle prenait tellement les codes sémantiques du travail jusqu’aux icônes (poste de travail, dossier, corbeille) qu’on identifiait son utilisation à cet univers.. Le moindre signe de chaleur humaine, même si le fluo apparait comme atroce aujourd’hui, était accueilli avec une curiosité enthousiaste.

Une fois lancé et inscription faite, ICQ vous proposait un numéro unique qui vous est propre. Ce genre de possibilité était très rare à l’époque. France Télécom vous délivrait un numéro de téléphone fixe dont vous n’aviez pas le choix. Votre fournisseur d’accès à internet vous permettait d’avoir un email dont l’adresse était donnée par défaut. En créer une autre était parfois un luxe, et même si Caramail nait en 1997, ce n’était pas une habitude, ce n’était pas dans le logiciel des néo-utilisateurs. Tout ça paraissait inaccessible voir cher, surtout que beaucoup surfacturaient ces services sentant le bon filon. Le numéro unique de ICQ paraissait comme un court-circuitage soudain des habitudes, un mini empowerment dont on ne savait pas quoi bien faire. Mais il était là, et il disait, oui c’est possible, et oui j’y ai droit.

Hello, asv ?

Une fois que vous aviez donné votre numéro, vous pouviez discuter en ligne et en direct avec d’autres personnes. De mes souvenirs brumeux, il me semble que c’était la première fois qu’on entrevoyait la possibilité de pouvoir discuter par le texte, la voix et les images sans surcoût. Il est très difficile de vous communiquer le sentiment de puissance soudaine et accessible que cela donnait.

Un détail historique qui peut contextualiser cette sensation, la fin du monopole public de France Télécom. Beaucoup d’utilisateurs éprouvaient un certain agacement autour de la politique tarifaire non soumise à la concurrence et à son monopole technique. Bouygues commençait à développer ses offres, mais n’inspirait pas confiance parce que la rumeur soufflait l’idée qu’ils n’avaient pas toutes les clefs du réseau pour offrir un service de qualité. Donc bon gré, mal gré, on continuait à payer chaque minute téléphonique ou télématique (oui oui) au prix d’or, en maugréant de frustation, rêvant d’anarchie douce, d’une petite astuce, un doigt levé (choisissez celui qui vous inspire).

Quand vous envoyiez votre premier message sur ICQ, et bien c’est un peu cela que vous faisiez. Il n’était pas redevable et facturé par france télécom, il était libre, il était hors des radars. C’est la liberté, la vraie, pas celle qu’on met dans un slogan. Et en plus les sons étaient drôles, plus en tout cas que les agaçants bruitages système, ça fait toujours son effet.

Seul avec du monde autour

Mais ce qui a été exploseur d’esprit (mindblowing oui), pour moi en tout cas (vous êtes sur mon blog, laissez-moi vous donner mon avis), c’est qu’on pouvait chercher des gens dans l’annuaire. C’était le principe : ICQ, raccourci d’I-SEEK-YOU ( je te recherche), permettait d’accéder à l’ensemble des utilisateurs plus ou moins consentant. Paradoxalement, les utilisateurs étaient identifiés par un numéro imbuvable et anonymisant, mais vous pouviez remplir votre fiche profil qui permettait d’être un peu plus trouvable.

Alors vous êtes chez vous, vous avez passé 45 min à télécharger la bande-annonce du film Taxi dans une qualité exécrable mais qui est magnifique parce que votre écran est tout aussi exécrable. Ça vous rappelle votre séjour à Marseille quand vous étiez gamin, et votre première bromance fugace. Le prénom de celui qui la partagé vous reviens d’un coup « Paul Lavoisier » (il n’existe pas, restez concentré).

Soudain, deux fils se touchent. Vous allez voir s’il a internet, s’il a entendu parler de icq, s’il s’est inscrit, s’il est actif dessus. Ça fait beaucoup de probabilité, mais ça ne coute pas cher, la nostalgie est une bonne motivation, et puis Paulo était plutôt débrouillard, ça se tente.

Et soudain. Vous voyez une liste incommensurable de nom de tous les pays, de tous les âges, avec des ressemblances phoniques plus ou moins audacieuses, avec une icône qui détermine s’ils sont ou pas connectés. Je sais que surfer sur l’ersatz de l’internet donnait déjà un peu l’impression soudaine d’un village planétaire (expression de ce temps bien gnian-gnian interdite à présent par la convention du bon gout en société). La différence là, c’est que vous les voyiez.

Toutes ces entités humaines agrégées à des numéros respiraient la réalité. Ils existaient tous, ils fourmillent, s’affairent dans la brutale indifférence de votre d’existence. ICQ avait eu cet effet, celui de sentir les gens du monde entier accessible d’un clic et d’un mot. Et cette prouesse fut exécutée bien plus efficacement que le mail, et beaucoup plus accessible que IRC (un protocole de chat, ancêtre de discord, mais en mieux).

Et pour cette bouffée d’oxygène, aussi exaltante qu’inquiétante (comme l’est toujours chaque innovation technologique, surtout numérique), je te salue ICQ.

Et après ?

Un an plus tard, en 1997, AOL intègre AIM sa messagerie a son logiciel tout-en-un-mais-surtout-trop qui faisait connexion-mail-navigateur-messagerie qui ressemblait à ça :

Aol en 1999
C’était horriblement moche, mais pas cher.

Dans la même période, AOL propose son forfait illimité en temps de connexion. Gros raz de marée, tout le monde a basculé sur cette offre venue comme un cadeau du ciel. Cela a très probablement participé au succès relatif de sa messagerie. Parce que ICQ était un peu plus confidentiel, et non amené par un grosse locomotive (comme un fai) qui servait d’initiateur. Un guide numérique, un Thierry Lhermite, qui te disait « tiens ça c’est bon pour toi », qui touchait plus de monde, et qui entrainait les foules à s’y précipiteré »

AOL rachète ICQ en 1998 et le rend compatible avec AIM, mais ce qui faisait le charme de la messagerie commence a devenir son point faible : trop intrusif, des utilisateurs trop exposés aux autres et puis surtout une usine a gaz qui veut tout faire et qui le fait mal (à l’instar du logiciel de connexion d’AOL).

En 1999, Microsoft sort aussi sa messagerie, propulsée par un nouveau service d’émail facile et gratuit : hotmail. MSN propose quelques particularités sympas (le choix d’accepter ou non un contact, les smileys, afficher ce qu’on écoute dans son statut, etc.) et des moins sympas (la censure partielle par mots clef, le wizz, bordel qui a eu cette idée ?). Il régnera en maitre jusqu’au milieu-fin des années 2000, rendant les armes progressivement avec l’apparition de Skype (en 2005, puis racheté par Microsoft) et beaucoup plus tard Facebook Messenger.

Ainsi va la vie numérique.

Conseil littérature

Si ce genre de retour sur l’histoire des internets vous anime, je vous conseille fortement le livre de Rafi Halidjian, Tentative d’épuisement de l’avenir du futur. C’est un recueil de souvenirs intéressant et très drôle.

Frederick Écrit par :